9.

Il leur avait demandé de se réunir dans la bibliothèque. Le petit gramophone portable, le magnifique collier de perles et le paquet de photos de Stella et Évelyne l’Ancienne attendaient dans un coin. Mais il ne voulait pas en parler tout de suite. Il devait d’abord parler de Rowan.

Mona, malgré son chagrin, avait l’air heureuse qu’on ait retrouvé ces objets. Mais, pour l’instant, ce n’était pas Mona qui l’intéressait. Il était terriblement gêné de ce qu’il avait fait avec elle mais il avait d’autres choses auxquelles penser. Par exemple que, pendant les deux mois écoulés, il avait vécu comme un fantôme dans cette maison, que c’était terminé et qu’il devait chercher sa femme.

Ils arrivaient de chez Ryan où, après les obsèques de Gifford, on avait bu et discuté pendant deux heures. Ils étaient venus pour un petit conseil de famille et, probablement, pour être ensemble un peu plus longtemps, pour continuer à pleurer Gifford, comme c’était la coutume dans cette famille.

Pendant la veillée funèbre et l’enterrement, il avait observé leur étonnement tandis qu’ils lui serraient la main, lui disaient qu’il avait « l’air bien mieux » et chuchotaient entre eux à son sujet. « Regardez Michael ! Il est ressuscité d’entre les morts. »

Le choc était double pour eux. D’un côté, la mort prématurée de Gifford, cette épouse et mère parfaite qui laissait derrière elle un mari brillant et tendrement chéri et trois enfants adorables. De l’autre, le bon état de santé de Michael, l’époux abandonné, la dernière victime masculine de l’héritage Mayfair, qui semblait très bien s’en remettre. Michael allait bien. Tiré à quatre épingles, il avait conduit lui-même sa voiture pendant la procession funéraire. Et il n’était ni essoufflé ni pris de vertiges.

Dans le vestibule de l’entreprise de pompes funèbres, il avait imposé son point de vue au Dr Rhodes à propos de ses médicaments. Il ne les prenait plus et ne souffrait d’aucun manque. Il avait vidé les flacons et les avait mis de côté pour en examiner plus tard les étiquettes. Il voulait savoir, mais en temps utile, ce qu’on lui avait fait absorber. Il n’était plus malade et il avait un tas de choses à faire.

Mona était en permanence dans son champ de vision, l’observant et murmurant de temps à autre : « Je te l’avais dit. » Mona, avec ses joues légèrement rondes, ses taches de rousseur si pâles et sa magnifique chevelure rousse. Personne ne songeait jamais à l’appeler « Poil de carotte ». Tout le monde se retournait sur son passage.

Et puis, il y avait la maison. Comment expliquer, pour la maison ? Il la sentait revivre. Au moment où il s’était réveillé dans les bras de Mona, il avait ressenti à nouveau cette présence invisible qui l’observait. La maison recommençait à craquer, comme avant. Et elle avait repris son aspect d’avant. Évidemment, le mystère de la musique et de ce qu’il avait fait avec Mona restait entier. Avait-il recouvré son pouvoir de percevoir l’invisible ?

Mona et lui n’avaient pas eu le temps de discuter des événements de la nuit. Et Eugenia n’avait rien dit. Pauvre vieille Eugenia ! Elle devait le prendre pour un violeur et un monstre. En théorie, c’était d’ailleurs la vérité. Il n’oublierait jamais son apparition, si réelle, si familière, à côté de ce gramophone portable qui n’était en fait pas là, ce gramophone si semblable à celui déniché plus tard dans le mur de la bibliothèque.

Pas un instant seuls pour en discuter. La mort de Gifford avait tout balayé sur son chemin.

Évelyne l’Ancienne avait tenu Mona dans ses bras toute la matinée de la veille. L’enfant pleurait sans cesse et tentait de se rappeler un rêve dans lequel elle pensait avoir tué sa tante, volontairement, par haine. C’était totalement irrationnel. Elle le savait. Tout le monde le savait. Finalement, il avait pris la main de Mona et avait dit :

— Ce qui s’est passé ici est entièrement ma faute et tu n’as pas tué ta tante. Ce n’était pas toi. C’était une coïncidence. Comment ce que tu as fait ici aurait pu la tuer ?

Mona s’était aussitôt rassérénée, avec cette rapidité propre aux jeunes enfants mais, aussi, cette détermination qu’il avait sentie chez elle dès le départ, cette froide indépendance propre aux enfants d’alcooliques. Et, dans ce domaine, il savait de quoi il parlait. Elle n’était vraiment pas ordinaire, cette petite Mona, mais, tout de même, il avait honte de ce qu’il avait fait. Comment en était-il arrivé là ? Le plus curieux était que la maison n’avait pas l’air de le mépriser pour autant. Elle comprenait.

Pour l’instant, son péché s’était perdu dans la cascade d’événements. La veille, avant la veillée funèbre, Mona et Évelyne l’Ancienne avaient enlevé les livres du rayonnage et sorti de leur cachette les perles, le gramophone et le vieux disque RCA Victor de la valse de Violetta. Le même gramophone. Il leur aurait bien posé des questions mais elles ne cessaient de chuchoter entre elles. Et Gifford les attendait.

— Nous ne pouvons pas l’écouter maintenant, avait dit Évelyne l’Ancienne. Ferme le piano. Couvre les miroirs. C’est ce que Gifford aurait voulu.

Henri les avait ramenées chez elles pour qu’elles se changent puis les avait conduites au funérarium. Michael s’y était rendu avec Béa, Aaron, tante Vivian et quelques autres. Le monde extérieur l’avait déconcerté, défié et mortifié par sa grande beauté, sa nuit vivante remplie de fleurs nouvelles, ses arbres couverts de jeunes feuilles. Une douce nuit de printemps.

Dans son cercueil, Gifford était une erreur de goût : cheveux courts trop noirs, visage trop fin, lèvres trop rouges, trop de points saillants un peu partout, jusqu’au bout de ses doigts recourbés et de ses seins pointant sous son tailleur austère. On aurait dit un mannequin sur lequel on aurait lésiné, dont la raideur ne convenait pas aux vêtements qui, malgré leur qualité, faisaient bon marché. Le cercueil ressemblait à un congélateur. Et le funérarium de Métairie était comme tous les autres funérariums : moquette grise, plafond bas orné d’une grande frise en plâtre, fleurs et chaises de style passables.

La veillée, néanmoins, était bien une veillée Mayfair : vin coulant à flot, conversations, pleurs, dignitaires catholiques venus rendre leurs derniers hommages, flopées de religieuses, de relations d’affaires, de juristes, de voisins.

Choc, détresse, cauchemar. Les visages figés comme de la cire, les proches recevaient parents et amis. Et le monde extérieur brillait de sa splendeur printanière.

Après sa longue maladie, après la dépression qui l’avait enfermé chez lui, les choses les plus simples éblouissaient Michael, comme si elles venaient d’être inventées : fioritures dorées, fleurs humides et parfaites. Il n’avait jamais vu autant d’enfants pleurer à des obsèques, prier près du cercueil et embrasser l’élégante défunte endormie sur son lit de satin blanc.

Il était rentré seul à 11 heures du soir et avait préparé ses bagages en faisant des projets. Il avait parcouru la maison dans tous les sens et c’était à ce moment-là qu’il avait véritablement perçu la différence. Elle était à nouveau habitée par quelque chose qu’il sentait et voyait presque. Ou non, plutôt, c’était la maison qui lui parlait, qui lui répondait.

Il devait être fou de penser que la maison était vivante, mais il avait déjà ressenti cette impression et, de toute façon, c’était préférable aux deux pitoyables mois de solitude, de maladie, de cerveau embrumé par les médicaments, de silence, de vide, d’inutilité.

Il avait longuement contemplé le gramophone et les perles laissées négligemment par terre comme un collier de pacotille. Il entendait encore l’étrange et jolie voix d’Évelyne l’Ancienne, profonde et douce en même temps, parlant à Mona sans interruption.

Personne ne semblait prêter attention à ces trésors exhumés du mur, abandonnés dans un coin près d’un tas de livres. Personne ne les touchait ni ne les remarquait.

L’heure du conseil de famille était venue. C’était une nécessité.

Michael avait proposé qu’il se tienne chez Ryan si cela l’arrangeait. Mais Ryan et Pierce devaient aller au bureau. Ils en avaient assez des visites et passeraient à First Street avant d’aller travailler. Le problème de Rowan les tracassait beaucoup et il ne fallait pas croire qu’ils l’avaient oubliée un seul instant. Les pauvres !

Centre de tous les regards, ils étaient toujours aussi parfaits : Ryan avec sa peau bronzée, ses cheveux blancs souples et ses yeux bleus opaques ; Pierce, le fils que tout le monde aimerait avoir, brillant, bien élevé et si visiblement affecté par le décès de sa mère. Il y avait quelque chose d’incongru dans tout cela. Après tout, qu’était la mort pour les Mayfair des clubs privés, comme l’avait dit Béa ? Malgré tout, c’était extrêmement gentil de leur part d’avoir accepté de se déplacer.

Michael ne pouvait pas remettre cette réunion. Il avait suffisamment perdu de temps. Il avait vécu comme un revenant dans cette maison depuis son retour de l’hôpital. Était-ce la mort de Gifford, inutile, terrible et déplacée, qui l’avait sorti de son hébétude ? Non, pourquoi se leurrer ? C’était Mona.

Il allait leur expliquer qu’il devait agir au sujet de Rowan, que ses bagages étaient prêts, qu’il était sur le départ. Ils comprendraient qu’il s’était comporté comme un homme envoûté, sans prise avec la réalité et blessé par le départ de sa femme. Qu’il avait failli à son devoir.

Et puis, il y avait la médaille. Celle de l’archange saint Michel. On l’avait retrouvée au cou de Gifford à Destin. Et quand Ryan la lui avait mise dans la main, près de la tombe, lorsqu’ils s’étaient étreints, il avait compris. Trouver Rowan. Faire ce pourquoi on l’avait envoyé ici. Remplir sa mission. Bouger. Etre fort à nouveau.

La médaille. Gifford l’avait retrouvée près de la piscine, le jour de Noël. Enfin, peut-être. Ryan n’en était pas certain. Elle avait passé son temps à dire qu’elle devait la rendre à Michael. Mais elle ne voulait pas l’ennuyer avec ça. C’était la sienne, elle en était convaincue. Il y avait du sang dessus. Maintenant, elle était propre et étincelante. Dans le mausolée de marbre, frais malgré le soleil de midi, pendant que des centaines de gens l’attendaient pour les condoléances, Ryan avait chuchoté à Michael : « Gifford aurait voulu que je vous la rende sans plus attendre. »

Le moment n’était pas aux remords vis-à-vis de la petite chose aux cheveux roux qui avait dormi dans ses bras et lui avait dit : « Jette tous ces médicaments, tu n’en as pas besoin. »

 

Il leur tint la porte tandis qu’ils entraient dans la bibliothèque.

— Entrez ! dit-il, se sentant un peu bizarre d’agir en maître des lieux dans cette maison qui leur appartenait.

Il fit signe à Ryan, Pierce et Aaron Lightner de s’asseoir devant le bureau. Lui-même prit sa place habituelle, derrière ce même bureau. Pierce jeta un regard sur le gramophone et les perles. On en parlerait plus tard.

— Je sais que le moment est mal choisi, dit Michael à Ryan. Vous avez enterré votre femme aujourd’hui et je suis de tout cœur avec vous. J’aurais aimé pouvoir patienter mais je dois vous parler de Rowan.

— Bien sûr, répondit immédiatement Ryan. Et nous sommes ici pour vous dire ce que nous savons, c’est-à-dire bien peu de chose, malheureusement.

— Je vois. Je n’ai rien pu obtenir de Randall et Lauren. Ils m’ont répété que je devais vous parler et que vous étiez au courant de tout. C’est pourquoi je vous ai priés de venir. Je me sens comme quelqu’un qui se réveille d’un long coma. Je dois trouver Rowan. J’ai fait mes bagages et je suis prêt à partir.

Ryan ressemblait à une gravure de mode. Il n’y avait ni amertume ni ressentiment dans son attitude. Pierce, lui, était toujours effondré. Il semblait pris d’un chagrin inconsolable et ne paraissait même pas entendre ce qui se disait.

Aaron avait été lui aussi fortement touché par la mort de Gifford. Il avait pris Béa sous son aile et l’avait réconfortée durant toutes les épreuves, de la veillée au cimetière. Il semblait à bout de forces, déprimé, et ses bonnes manières britanniques ne suffisaient pas à le dissimuler. Et puis il y avait Alicia. Devenue hystérique, elle avait enfin été hospitalisée. Aaron avait accompagné Ryan pour annoncer à Patrick que sa femme était malade et mal nourrie et qu’il fallait la faire soigner. Patrick avait essayé de frapper Ryan. Béa ne faisait plus mystère de son affection pour Aaron. Elle avait trouvé en lui un homme sur lequel elle pouvait se reposer. Elle l’avait dit à Michael sur le chemin du retour.

Maintenant, tout retombait sur Ryan, le juriste, celui qui s’occupait toujours des moindres détails pour les autres. Il n’avait plus Gifford à ses côtés pour discuter avec lui, croire en lui, l’aider. Il s’était déjà remis au travail. Trop tôt pour comprendre ce qui lui arrivait, se dit Michael. Trop tôt pour qu’il ait réellement peur.

— Il faut que je m’en aille, dit Michael. C’est aussi simple que ça. Qu’est-ce que je dois savoir ? Quelles sont les dernières informations que nous ayons sur Rowan ? Quelles sont les meilleures pistes ?

Un lourd silence tomba. Mona entra dans la pièce, un nœud blanc enserrant ses boucles, vêtue d’une simple robe de coton blanc, la tenue la plus appropriée pour une enfant en deuil. Elle ferma la porte derrière elle sans prononcer un mot. Personne ne la regarda s’asseoir sur le siège adossé au mur du fond ni fixer ses yeux sur Michael. Aucune importance qu’elle soit là. Il n’y avait rien qu’elle ne sache déjà ou ne puisse entendre. Et leur secret les unissait.

Cette enfant fascinait Michael autant qu’elle le culpabilisait. Elle avait déclenché sa guérison et était pour beaucoup dans ses projets. Après la nuit passée ensemble, il ne s’était pas réveillé en pensant : mais qui est cette étrange enfant dans mon lit ? Au contraire. Il avait tout de suite su qui elle était et qu’elle savait qui il était.

— Vous ne pouvez pas partir, dit Aaron.

La fermeté de sa voix prit Michael au dépourvu. Il se rendit compte qu’il avait laissé son esprit s’égarer, sur Mona, ses caresses et l’apparition fantomatique d’Évelyne l’Ancienne dans la rue.

— Vous ne possédez pas tous les éléments, poursuivit Aaron.

— Quels éléments ?

— Nous avons préféré ne pas tout vous dire, enchaîna Ryan. Avant de poursuivre, laissez-moi vous expliquer. Nous ne savons pas où se trouve Rowan ni ce qui lui est arrivé. Je ne veux pas dire par là qu’il lui est arrivé quelque chose de mal.

Aaron s’éclaircit la gorge d’une façon toute britannique, comme une sorte de préambule à un discours.

— Le Talamasca et la famille Mayfair ont été incapables de la retrouver, dit-il. En d’autres termes, toutes les recherches et les dépenses engagées n’ont rien donné.

— Je vois.

— Voici ce que nous savons : Rowan est partie avec un homme de haute taille aux cheveux noirs. Comme nous vous l’avons dit, elle a été vue avec lui dans un avion à destination de New York. Elle était à Zurich à la fin de l’année dernière et, de là, elle s’est rendue à Paris puis en Ecosse. Plus tard, on a retrouvé sa trace à Genève. Elle est peut-être retournée à New York mais nous n’avons aucune certitude.

— Vous voulez dire qu’elle serait à nouveau aux États-Unis ?

— C’est une possibilité, dit Ryan.

Il fit une pause, comme s’il n’avait rien à ajouter ou qu’il essayât de rassembler ses pensées.

— Elle a été vue, à Donnelaith avec cet homme, reprit Aaron. C’est en Écosse. Aucun doute là-dessus. Pour Genève, les témoignages oculaires sont moins probants. Nous savons qu’elle est passée à Zurich à cause des opérations bancaires qu’elle y a effectuées et à Paris parce qu’elle a passé des tests médicaux qu’elle a expédiés au Dr Samuel Larkin, en Californie. C’est de Genève qu’elle lui a téléphoné et qu’elle a transmis les renseignements médicaux. Elle y a subi d’autres tests, qu’elle a également envoyés au Dr Larkin.

— Elle a appelé ce médecin ? Il lui a réellement parlé ?

Cette information aurait dû lui rendre espoir, signifier pour lui autre chose qu’une douleur cuisante. Son visage rougit. Elle avait téléphoné, mais pas à lui. Elle avait appelé son ami médecin de San Francisco. Il essaya de garder son sang-froid, d’avoir l’air de réfléchir.

— Oui dit Aaron. Elle a appelé le Dr Larkin le 12 février. Elle a été très brève. Elle a juste dit qu’elle lui envoyait des spécimens, des échantillons, etc., qu’il devait les emporter au Keplinger Institute pour les analyser, qu’elle reprendrait contact avec lui et que tout cela devait rester confidentiel. Elle a aussi précisé qu’ils pourraient être interrompus à tout moment. Elle semblait se sentir en danger.

Michael resta calme. Il essaya d’analyser les faits, de comprendre leur signification. Son épouse bien-aimée avait donc téléphoné à un autre homme.

— C’est ça que vous ne vouliez pas me dire ? demanda-t-il.

— Oui, dit Aaron. Et aussi que les gens que nous avons interrogés à Genève et Donnelaith ont sous-entendu qu’elle agissait sous la contrainte. Et les détectives de Ryan ont corroboré cette thèse bien qu’aucun témoin n’ait prononcé le mot de contrainte.

— Je vois, dit Michael. Mais elle était en vie et bien portante lorsqu’elle a parlé au Dr Larkin. Et c’était donc le 12 février.

— Oui…

— D’accord. Et qu’est-ce que ces gens ont vu ? Et ceux des cliniques ?

— Personne ne s’est aperçu de rien dans les différentes cliniques. Ce sont des bâtiments énormes et, de toute évidence, Rowan et Lasher y ont pénétré à l’insu de tout le monde. Rowan s’est peut-être fait passer pour un médecin ou un technicien, selon la situation. Elle a effectué divers tests et quitté les lieux sans se faire prendre.

— C’est la déduction que vous avez faite de ce qu’elle a envoyé à ce Dr Larkin ?

— Oui.

— C’est bizarre, mais n’importe quel médecin peut faire ça, non ?

Il essayait de garder une voix sûre. Il n’aurait laissé personne prendre son pouls à ce moment-là.

— Autrement dit, elle était encore vivante le 12 février ? dit-il encore.

Il essaya de calculer le nombre de jours mais son esprit était vide.

— Il y a autre chose, dit Ryan. Et ça ne nous plaît pas du tout.

— Dites-le-moi.

— Rowan a fait d’énormes virements bancaires quand elle était en Europe. Par l’intermédiaire de banques françaises et suisses. Le dernier date de la fin janvier et, depuis, deux simples chèques ont été encaissés à New York, le 14 février. Or, les signatures sont des faux.

— Ah ! il a falsifié les chèques, dit Michael. Il la garde donc prisonnière.

Aaron soupira.

— Nous n’en sommes pas complètement persuadés. Les témoins de Donnelaith et de Genève ont dit qu’elle était pâle et qu’elle avait l’air malade. Son compagnon était très attentionné. On ne l’a jamais vue sans lui.

— Bon, murmura Michael. Qu’ont-ils dit encore ? Dites-moi tout.

— Donnelaith est aujourd’hui un site archéologique, dit Aaron. Rowan et Lasher ont pris une chambre dans une auberge. Ils sont restés quatre jours. Ils ont passé un temps fou à explorer les ruines du château, la cathédrale, et le village. Lasher a parlé à beaucoup de gens.

— Êtes-vous obligé de le nommer ainsi ? interrogea Ryan. Ce n’est pas le nom légal qu’il a utilisé.

— Son nom légal n’a rien à voir ici, s’interposa Pierce. Papa, s’il te plaît, qu’on en finisse avec cette information. Donnelaith est un projet archéologique apparemment financé en totalité par notre famille. Je n’en avais jamais entendu parler avant de lire le dossier du Talamasca. Mon père non plus. Tout était administré par…

— Lauren, interrompit Ryan avec un léger air de dégoût. Mais nous nous égarons. On ne les a pas vus depuis le mois de janvier.

— Poursuivez, dit Michael le plus gentiment possible. Qu’est-ce que les gens ont dit ?

— Ils ont parlé d’une femme d’un mètre soixante-treize, très pâle et en mauvaise santé, et d’un homme très grand, de presque deux mètres, avec de longs cheveux noirs. Tous les deux américains.

Michael eut envie de dire quelque chose mais son cœur se mit à battre la chamade. Son pouls augmentait et il sentait une légère douleur dans sa poitrine. Il ne voulait pas que quelqu’un s’en aperçoive. Il prit son mouchoir, le plia et s’essuya la lèvre supérieure.

— Elle est vivante et en danger, murmura-t-il. La créature la retient prisonnière.

— Ces faits ne sont que des anecdotes, intervint Ryan. Ils ne tiendraient pas devant un tribunal. Nous nous perdons en conjectures. Les chèques falsifiés, en revanche, sont d’un autre ordre. La famille doit prendre des mesures immédiates.

— Et les rapports médicaux sont stupéfiants, dit Aaron.

— Oui, nous nageons dans l’incertitude, dit Pierce. Nous avons envoyé les échantillons sanguins que nous avons trouvés ici à deux institutions spécialisées dans la génétique. Aucune n’a obtenu des résultats clairs.

— Elles ont répondu que ces échantillons avaient dû être contaminés ou altérés parce qu’ils correspondaient à une espèce non humaine de primates qu’elles n’avaient pas réussi à identifier.

Michael eut un sourire amer.

— Et que dit le Dr Larkin ? Rowan lui a envoyé des spécimens. Que sait-il ? Que lui a-t-elle dit au téléphone ? Je dois savoir.

— Rowan était agitée, répondit Pierce. Elle craignait que la communication ne soit coupée. Elle a insisté pour que le Dr Larkin emporte les échantillons au Keplinger Institute. Larkin est très troublé. C’est pourquoi il a accepté de coopérer avec nous. Il est très dévoué à Rowan et ne veut pas trahir sa confiance, mais il partage notre inquiétude.

— Ce Dr Larkin est ici, dit Michael. Je l’ai vu à la veillée funèbre.

— Oui, il est ici, confirma Ryan. Mais il est réticent à communiquer ses résultats.

— En tout cas, le peu qu’il nous a dit laisse entendre qu’il possède un tas d’éléments sur la créature, dit Aaron.

— Créature, répéta Ryan. Nous voilà repartis sur une autre planète. Nous ne savons pas si cet homme est une créature ou une… sous-espèce humaine ou quoi que ce soit d’autre. Et nous ignorons comment il s’appelle. Nous savons qu’il est une sorte de génie, instruit, intelligent, qu’il parle rapidement avec un accent américain et que les gens avec lesquels il a discuté à Donnelaith l’ont trouvé intéressant.

— Mais quel est le rapport avec ce qui nous intéresse ? s’exclama Pierce. Papa, pour l’amour de…

Michael l’interrompit.

— Qu’est-ce que Rowan a envoyé au Dr Larkin ? Qu’a-t-il découvert ?

— Eh bien, c’est ça le problème, répondit Aaron. Il n’a pas voulu nous le dire précisément mais il vous le confiera peut-être. Il veut vous parler. Il veut faire des tests génétiques sur vous.

Michael sourit.

— Vraiment ?

— Vous avez raison de vous méfier, dit Ryan, qui semblait partagé entre la colère, l’impatience et la fatigue. Par le passé, nous avons déjà été contactés par des gens qui voulaient nous faire subir des tests génétiques. Nous sommes considérés comme un groupe fermé.

— Comme les mormons ou les amish ? demanda Michael.

— Exactement, répondit Ryan. Et nous avons d’excellents motifs légaux pour ne pas nous laisser faire. De toute façon, quel rapport avec la famille Curry ?

— Je crois que nous nous écartons du sujet, dit Aaron en regardant Michael d’un air entendu. Quel que soit le nom que l’on donne au compagnon de Rowan, il est fait de chair et de sang et passe manifestement pour un être humain.

— Vous entendez ce que vous dites ? explosa alors Ryan, hors de lui.

— Bien sûr, répondit Aaron.

— Je veux voir les preuves médicales de mes propres yeux, insista Ryan.

Michael leva la main pour réclamer le calme.

— Écoutez, les tests sont une chose. Moi, ce que je peux vous dire c’est que je l’ai vu et que je lui ai parlé.

Silence.

Michael s’aperçut que c’était la première fois qu’il parlait de cela à la famille depuis les événements. Il n’avait encore jamais raconté à Ryan ni à Pierce ni à un membre quelconque de la famille ce qui s’était passé le jour de Noël. Il lança un regard vers Mona puis vers l’homme auquel il avait tout raconté, Aaron.

Les autres le fixaient des yeux sans aucune gêne.

— Je ne le voyais pas si grand, dit-il en essayant d’affermir sa voix. (Il se passa la main dans les cheveux puis se retint d’attraper sur son bureau un stylo dont il n’avait nul besoin. Il ferma son poing droit puis l’ouvrit en écartant les doigts.) Je me suis battu avec lui. J’aurais dit qu’il faisait un mètre quatre-vingt-huit, tout au plus. Il avait les cheveux courts, noirs comme les miens, et les yeux bleus.

— Êtes-vous en train de nous dire, demanda Ryan avec un calme trompeur, que vous avez vu l’homme avec lequel Rowan est partie ?

Il était blanc de rage.

— Est-ce que vous pouvez décrire ou identifier cette personne ? demanda-t-il encore.

— Ryan, que voulez-vous savoir ? Elle est partie avec un homme mince d’un mètre quatre-vingt-huit qui portait mes vêtements. Ses cheveux étaient noirs. Je pense qu’il a changé d’aspect. Il n’avait pas les cheveux longs et était moins grand. Est-ce que vous me croyez ? Est-ce que vous croyez ce que les autres ont dit ? Ryan, je sais qui il est. Et le Talamasca aussi.

Ryan semblait incapable de répondre et Pierce était tout aussi abasourdi.

— Oncle Ryan, c’était « l’homme », dit posément Mona. Pour l’amour du ciel, laissez Michael tranquille. Ce n’est pas lui qui l’a laissé devenir humain. C’est Rowan.

— Reste en dehors de ça, Mona ! éclata Ryan.

Il perdait complètement son sang-froid. Pierce posa une main apaisante sur celle de son père.

— Et qu’est-ce que tu fais ici, d’abord ? reprit-il. Sors d’ici.

Mona ne bougea pas.

Pierce lui fit signe de se tenir tranquille.

— Cette chose, dit Michael, notre « homme », notre Lasher, semble-t-il normal aux autres gens ?

— Plutôt bizarre, répondit Ryan. D’après les témoignages, c’est un homme étrange, aux bonnes manières et plutôt sociable. (Il s’interrompit comme s’il devait se forcer à continuer.) Les rapports sont à votre disposition. Au fait, nous avons passé Paris, Genève, Zurich et New York au peigne fin. Malgré sa taille, il n’a pas l’air d’attirer l’attention. Ce sont les archéologues de Donnelaith qui ont eu le plus de contacts avec lui. Ils l’ont trouvé fascinant, un peu spécial parce qu’il parlait très vite. Il avait d’étonnantes connaissances sur la ville et les ruines.

— J’ai compris ce qui s’est passé. Elle ne s’est pas enfuie avec lui, c’est plutôt lui qui l’a forcée à l’emmener là-bas et à retirer l’argent. Elle est parvenue à le persuader de passer les tests médicaux et les a expédiés au Dr Larkin au moment propice.

— Ce n’est pas si évident, dit Ryan. Mais les chèques falsifiés nous donnent un point de départ juridique. L’argent déposé pour Rowan dans des banques étrangères a maintenant disparu. Nous devons agir. Nous n’avons pas le choix. Nous devons protéger l’héritage.

Aaron l’interrompit d’un geste.

— D’après le Dr Larkin, Rowan savait que la créature n’était pas humaine. Elle voulait qu’on étudie son caryotype pour déterminer si elle pouvait se reproduire avec d’autres humains ou seulement avec elle. Elle a envoyé un échantillon de son propre sang.

Un silence gêné s’installa.

Pendant une fraction de seconde, Ryan eut l’air pris de panique. Il se reprit, croisa les jambes et posa sa main gauche sur le bureau de Michael.

— Je ne sais que penser de cet homme étrange, dit-il. Sincèrement. Le récit du Talamasca, la chaîne des treize sorcières, tout ça, je n’y crois pas une seconde, autant vous le dire. Quoi qu’il en soit, Michael, il n’y a aucun endroit où vous puissiez aller pour chercher Rowan. Aller à Genève, est une perte de temps. Nous avons ratissé la ville. À Donnelaith, nous avons un détective privé qui travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le Talamasca aussi. D’ailleurs, soit dit en passant, il s’y entend vraiment dans ce genre d’opération. New York ? Nous n’avons rien trouvé, à part les chèques falsifiés.

— Je vois, dit Michael. Où pourrais-je aller ? Que faire ?

— Nous arrivons donc à la même conclusion, dit Ryan. Nous ne vous avons pas dit ce que nous savions pour des raisons évidentes. Maintenant, le mieux que vous ayez à faire est de rester ici, de suivre les conseils du Dr Rhodes et de patienter.

— Il y a autre chose, ajouta Pierce.

Son père eut l’air ennuyé et, à nouveau, trop fatigué pour protester. Il se couvrit les yeux d’une main, le coude posé sur le bord du bureau.

— Vous devez nous dire exactement ce qui s’est passé ici le jour de Noël, dit Pierce. Je veux savoir. Je suis impliqué dans cette affaire depuis le début. Le projet de Mayfair Médical m’a été confié et je tiens à le poursuivre. Un tas de gens le veulent. Mais il est indispensable qu’on se dise tout. Que s’est-il passé, Michael ? Qui est cet homme ? Qu’est-il en réalité ?

Michael savait qu’il devait dire quelque chose mais, pour l’instant, cela lui paraissait impossible. Il s’adossa à son siège, promena son regard sur les interminables rayons de livres sans voir le tas de perles sur le sol ni le mystérieux gramophone, et l’arrêta sur Mona.

Elle avait une jambe à califourchon sur l’accoudoir de son siège et paraissait trop âgée pour sa robe blanche d’enfant, qu’elle avait ramenée en tas entre ses jambes. Elle le regardait d’un air un peu ironique, comme elle le faisait avant qu’on lui annonce la mort de Gifford.

— Elle est partie avec l’homme, dit-elle calmement et distinctement. L’homme est devenu réel.

Elle avait cette voix plate d’adolescente exaspérée par la stupidité des autres et ne faisant aucune concession au monde de l’extraordinaire. Elle poursuivit :

— Elle est partie avec lui. Ce type aux cheveux longs, c’est lui. Cette espèce de mutant. Le fantôme, le diable, Lasher. Il s’est battu avec Michael près de la piscine et l’a jeté à l’eau. Il y a une odeur là-bas qui vient de lui. Et elle persiste dans le salon, là où il est né.

— Tu as une imagination débordante ! dit Ryan, en colère. Je t’ai dit de rester en dehors de tout ça.

— Quand ils sont partis, reprit tranquillement Mona, Rowan a déclenché l’alarme pour que des secours viennent aider Michael. Ou c’est l’homme qui l’a fait. N’importe quel crétin comprendrait que les choses se sont passées de cette façon.

— Mona, je t’ordonne de quitter cette pièce, dit Ryan.

— Non, répondit-elle.

Michael ne dit rien. Il avait bien entendu, mais il était incapable d’ajouter quoi que ce fût. Il aurait voulu préciser que Rowan avait essayé d’empêcher l’homme de le jeter dans la piscine. Mais à quoi bon ? Elle l’avait abandonné alors qu’il était en train de se noyer, non ? À moins qu’elle n’ait agi sous la contrainte.

Ryan poussa un soupir exaspéré.

— Permettez-moi de vous dire, dit Aaron patiemment, que le Dr Larkin possède un tas d’informations que nous n’avons pas. Il a des radios des mains, des pieds, de la moelle épinière, du pelvis, ainsi que des scanners du cerveau et divers autres éléments. La créature n’est pas humaine. Son caryotype est troublant. C’est un mammifère, un primate au sang chaud. Il a le même aspect que nous mais il n’est pas humain.

Pierce regarda fixement son père comme s’il craignait de le voir se désagréger à tout moment. Ryan se contenta de hocher la tête.

— Je le croirai quand le Dr Larkin me l’aura dit lui-même.

— Papa, dit Pierce, ça concorde parfaitement avec les rapports. Les spécialistes ont parlé de contamination ou d’altération parce qu’ils sont partis du principe que, autrement, il s’agirait du sang ou des tissus d’un être non humain.

— C’est ce que Mona a dit, renchérit Michael.

Il regarda Ryan puis Mona.

Il y avait quelque chose qui le gênait depuis le début dans le comportement d’Aaron, mais il ignorait quoi. Il ne s’en était pas rendu compte avant de croiser son regard.

— Je suis rentré à la maison, dit-il, et il était là. Il ressemblait à Rowan, et à moi. Il aurait pu provenir de… notre enfant. Notre bébé. Rowan était enceinte.

Il s’arrêta, poussa un long soupir, secoua la tête et s’aperçut qu’il devait poursuivre.

— Cet homme était un nouveau-né. Il était très fort. Il se moquait de moi. Il… bougeait comme l’épouvantail du Magicien d’Oz. Il était malhabile, tombait sans cesse, riait et se remettait debout. Logiquement, j’aurais dû pouvoir lui tordre le cou. Mais il était bien plus fort qu’il n’en avait l’air. Je l’ai frappé à plusieurs reprises. Cela aurait dû suffire à lui briser quelques os du visage mais il s’en est sorti avec une légère coupure. Rowan a tenté de nous arrêter mais je ne savais pas bien… et je ne sais toujours pas… qui elle voulait protéger. Moi ou lui ?

Les paroles qui sortaient de sa bouche lui étaient insupportables. Mais le moment était venu de parler, de partager avec les autres sa douleur et sa défaite.

— Est-ce qu’elle l’a aidé à te faire tomber dans la piscine ? demanda Mona.

— Tais-toi, Mona ! dit Ryan.

Elle l’ignora et attendit la réponse en regardant Michael.

— Non, bien que, théoriquement, il n’aurait pas dû y arriver seul. Je me suis déjà fait étendre une fois ou deux dans ma vie. Mais c’étaient des colosses qui ont eu la chance de leur côté. Lui, il était mince et délicat. Il n’arrêtait pas de déraper sur les plaques de glace, dehors. Et, pourtant, il m’a fait basculer dans l’eau. Je me rappelle son regard quand je suis tombé. Il a les yeux bleus et des cheveux très noirs, comme je vous l’ai dit. Sa peau est très pâle et belle, en quelque sorte. À l’époque, du moins.

— Comme celle d’un nouveau-né ? dit doucement Aaron.

— Et vous essayez de me faire croire qu’il n’est pas humain ? dit Ryan avec nervosité et anxiété.

— Nous vous parlons de science et non de vaudou, répliqua Aaron. Cette créature est de chair et d’os. Mais, du point de vue génétique, elle n’est pas humaine.

— C’est Larkin qui vous l’a dit ?

— Eh bien, plus ou moins. Disons que j’ai intercepté ce message.

— Fantômes, esprits et créatures, dit Ryan dans un souffle.

Il avait l’air d’une statue de cire en train de fondre.

— Allez, papa, détends-toi !

On aurait dit que Pierce était l’aîné des deux hommes.

— Gifford m’a dit qu’elle pensait que l’homme avait pris forme humaine, dit Ryan. Ce fut notre toute dernière conversation. Elle a dit…

Il s’arrêta brutalement.

— Une chose est sûre, Michael, dit Aaron avec une légère impatience. Vous devez rester ici.

— Oui. Je reste. Mais je veux voir tous les rapports et être au courant de tout. Et parler avec ce Dr Larkin.

Ryan le scruta du regard. Michael ne l’avait jamais vu aussi hostile. Aaron le sentit également, hésita, manifestement troublé, puis continua :

— Il y a un vêtement taché de sang que nous pouvons faire analyser…

— Pour quoi faire ? éclata Ryan. Qu’est-ce que ma femme a à voir là-dedans ?

Aaron fut incapable de répondre. Il eut soudain un air de détresse.

— Êtes-vous en train de me dire que ma femme… qu’il l’a tuée ?

Aaron ne répondit pas.

— Papa, dit Pierce, elle a fait une fausse couche et nous savons tous les deux que…

Il s’arrêta mais le coup était porté.

— Ma mère était très tendue, dit-il. Mon père et elle…

Ryan gardait le silence. Sa rage s’était durcie. Michael hocha la tête malgré lui. Mona était plus impassible que jamais.

— Il a été conclu à une fausse couche ? interrogea Aaron.

— Eh bien, elle a souffert d’une hémorragie utérine, répondit Pierce. C’est ce qu’a dit le médecin de Destin. Une sorte de fausse couche.

— On n’en sait rien, dit Ryan. Selon les médecins, elle est morte d’une hémorragie. C’est tout ce qu’ils savent. Elle a perdu beaucoup de sang. Quand l’hémorragie a commencé elle n’a pas pu appeler des secours. Elle est morte sur le sable. Mon épouse était une femme affectueuse et normalement constituée. Mais elle avait quarante-six ans et cette histoire de fausse couche est invraisemblable. C’est même totalement absurde. Elle souffrait de tumeurs fibreuses, c’est tout.

— Papa, laisse-les analyser ce qu’ils ont, s’il te plaît. Je veux connaître la cause de sa mort. Si ce sont des tumeurs, je veux le savoir. S’il te plaît. Nous voulons tous savoir. Pourquoi a-t-elle eu cette hémorragie ?

— D’accord, dit Ryan, bouillant de rage. Tu veux qu’on fasse une analyse des vêtements de ta mère ?

— Oui, dit calmement Pierce.

— Parfait. Ce sera fait, pour toi et tes sœurs. Nous ferons ces analyses. Nous trouverons ce qui a provoqué l’hémorragie.

Pierce était satisfait malgré une inquiétude flagrante pour son père.

Ryan n’avait pas terminé. Il fit signe à tous d’attendre. Il leva la main droite, fit un autre signe puis se mit à parler.

— Je ferai ce que je peux, étant donné les circonstances. Je continuerai à chercher Rowan. Je ferai analyser les vêtements tachés de sang. Je ferai tout ce qu’il faut, tout ce qui sera nécessaire. Mais je ne crois pas à cet homme ! Je ne crois pas à ce fantôme. Je n’y ai jamais cru. Et je n’ai aucune raison supplémentaire d’y croire. Et, quoi qu’il en soit, cela n’a rien à voir avec le décès de ma femme.

« Mais revenons à Rowan. Gifford est entre les mains de Dieu mais Rowan est peut-être encore entre les nôtres. Aaron, comment pouvons-nous obtenir ces données scientifiques du Keplinger Institute ? C’est ma première priorité. Trouver comment récupérer légalement ce que Rowan a envoyé à Larkin. Je vais au bureau maintenant. Je suis déterminé à mettre la main sur ces données. L’héritière du testament a disparu, nous avons déjà engagé des poursuites concernant les fonds, les comptes, les signatures, etc.

Il s’arrêta, comme s’il était allé aussi loin que ses forces pouvaient le porter, comme un moteur dont la batterie serait à plat.

— Je comprends vos sentiments, dit doucement Aaron. Mais même le témoin le plus prudent dirait qu’un mystère entoure cette créature.

— Vous et votre Talamasca, murmura Ryan. Vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas. Vous observez. Vous examinez toutes ces choses bizarres et vous en faites une interprétation qui correspond à vos croyances, vos superstitions, votre dogme selon lequel il existe un monde de fantômes et d’esprits. Je ne marche pas. Je crois que votre récit concernant notre famille est… un canular. Je ne… J’ai fait faire une enquête sur vous, si vous voulez savoir.

Aaron écarquilla les yeux. Sa voix avait quelque chose d’amer quand il prit la parole :

— Je ne vous en veux pas, dit-il.

Son visage devint bizarre. Aaron réprimait visiblement un accès de colère. Une sorte de confusion étrange. Michael le ressentit. Aaron n’était plus lui-même.

— Vous avez les vêtements, Ryan ? osa demander Aaron, comme à contrecœur. Les vêtements de Gifford, ceux qu’elle portait quand elle est morte.

— Allez au diable ! chuchota Ryan.

Il décrocha le téléphone et appela sa secrétaire.

— Caria, c’est Ryan. Appelez le médecin légiste du comté de Walton, en Floride. Et appelez l’entreprise de pompes funèbres. Demandez-leur ce que sont devenus les vêtements de Gifford. Il me les faut.

Il raccrocha.

— Autre chose ? demanda-t-il. J’aimerais aller à mon bureau. J’ai du travail. Et je dois rentrer tôt chez moi. Mes enfants ont besoin de moi. Alicia est à l’hôpital. Elle a besoin de moi aussi. Je dois rester seul un moment… Je dois… Je dois pleurer ma femme. Pierce, j’aimerais que nous partions tout de suite. Tu viens avec moi ?

— Oui, papa, mais je veux savoir, pour les vêtements de maman.

— Mais qu’est-ce que ta mère vient faire dans cette histoire, je me le demande ? Vous avez tous perdu la tête ou quoi ?

— C’est juste pour savoir, dit Pierce… Tu sais… Tu sais que maman avait peur de venir ici pour mardi gras. Elle était…

— Non, arrête ! Nous devons nous en tenir à ce que nous avons. Ce que nous savons. Nous ferons tout ce qu’on nous demande de faire. Michael, je vous ferai parvenir demain ce que nous avons sur Rowan. Non, pas demain. Tout de suite. Je vous envoie le dossier de l’enquête.

Il prit à nouveau le téléphone et composa le numéro de son bureau à toute allure. Il ne prit pas la peine de dire son nom et dit à son interlocuteur :

— Faites envoyer un coursier avec une copie de tous les papiers concernant Rowan. Oui, tout. Les détectives, les duplicatas des chèques, le moindre bout de papier. Son mari les veut. Il a le droit de les voir. C’est son mari. Il a… des droits.

Silence. Il écoutait.

— C’est-à-dire ?

Son visage pâlit puis se colora jusqu’au rouge lorsqu’il raccrocha. Il se tourna vers Aaron.

— Vos enquêteurs ont pris les vêtements de ma femme ! Ils sont allés les chercher au bureau du médecin légiste et aux pompes funèbres. Qui vous a permis ?

Aaron ne répondit pas mais Michael perçut sa surprise et sa confusion. Visiblement, il n’était pas au courant. Il était aussi choqué qu’humilié. Il sembla réfléchir puis haussa piteusement les épaules.

— Je suis navré, s’excusa-t-il enfin. Je n’ai autorisé personne à faire cela. Je vous présente mes excuses. Je vais faire en sorte que tout vous soit rendu immédiatement.

Michael comprit pourquoi Aaron n’était plus lui-même. Il y avait un problème entre lui et l’ordre.

— Je vous garantis que vous feriez mieux ! dit Ryan. J’en ai assez des secrets et des gens qui s’espionnent les uns les autres.

Il se leva. Pierce en fit autant.

— Allez, viens, papa ! dit-il, prenant à nouveau la situation en main. Rentrons à la maison. J’irai au bureau cet après-midi. Partons.

Aaron ne se leva pas et ne jeta pas un regard à Ryan. Il était ailleurs, perdu dans ses pensées.

Michael se leva et serra la main de Ryan puis celle de Pierce.

— Merci à tous les deux, dit-il.

— Nous ne pouvions pas faire moins, dit Ryan. Nous nous reverrons demain avec Lauren et Randall. Nous trouverons Rowan si elle…

— … est trouvable, intervint Mona.

— Je t’ai dit de te taire, dit Ryan. Rentre chez toi. Evelyne l’Ancienne est seule.

— Ah oui ! il y a toujours quelqu’un de seul, là-bas, qui a besoin de moi, répondit-elle.

Elle se leva et remit en place sa robe de petite fille en coton. Les deux boucles de son nœud blanc pointaient derrière sa tête.

— Je rentre. Ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle.

Ryan la fixa des yeux comme si la situation lui était devenue insupportable. Puis il s’approcha d’elle, la prit dans ses bras et la pressa contre sa poitrine. Il y eut un silence pesant puis un horrible bruit de sanglots. Les sanglots terribles d’un homme qui s’était retenu jusque-là, d’un homme rempli de honte et de désespoir à se laisser aller. De ceux qu’une femme n’a jamais tant ils sont peu naturels.

Pierce passa un bras autour des épaules de son père. Ryan repoussa doucement Mona, l’embrassa sur la joue puis, pressant son épaule, la laissa s’écarter. Elle se rapprocha de lui et l’embrassa gentiment.

Ryan et Pierce sortirent de la bibliothèque.

Quand la porte s’ouvrit, Michael entendit des bruits de voix dans le hall. La voix chuchotante de Béatrice, celle, plus profonde, de Randall, et d’autres qu’il ne put distinguer.

Il restait seul avec Aaron et Mona. Aaron était amorphe et son regard complètement vide. Il était aussi apathique que Michael quelques jours plus tôt.

Mona s’était retirée dans un coin, luisant comme une petite bougie avec ses cheveux roux, les bras croisés, manifestement peu pressée de s’en aller.

— Dites-moi ce que vous en pensez, dit Michael à Aaron. C’est la première fois que je vous pose vraiment la question depuis… les événements. Qu’en pensez-vous ?

— Mon opinion en tant que membre du Talamasca ? répondit-il, les yeux toujours dans le vague.

— Votre opinion tout court. Le refus de Ryan de croire à toute cette histoire est presque une profession de foi, vous ne trouvez pas ? Qu’est-ce que vous me cachez ?

Il aurait dû demander à Mona de partir, l’accompagner dehors et la confier à Béa. Mais il n’en fit rien. Il se contenta d’observer Aaron.

Le visage d’Aaron s’était tendu puis détendu.

— Je ne vous ai rien caché volontairement, dit-il d’une voix qui ne semblait pas la sienne. Je suis très ennuyé. C’est moi qui dirigeais cette enquête jusqu’au départ de Rowan. Après sa disparition, je croyais que c’était toujours moi qui la dirigeais. Aujourd’hui, tout indique que ce sont les Aînés qui l’ont reprise en main et que l’enquête se poursuit à mon insu. J’ignore qui a pris les vêtements de Gifford. Ce genre de pratique ne ressemble pas au Talamasca. Vous le savez. Après la disparition de Rowan, nous avons demandé à Ryan l’autorisation de venir dans cette maison pour prendre des échantillons du tapis taché de sang et du papier peint. Nous vous aurions bien demandé à vous mais vous n’étiez pas…

— Je sais, je sais.

— C’est ainsi que nous procédons. Nous venons sur les lieux quand il se passe quelque chose, nous observons mais nous ne tirons aucune conclusion.

— Vous ne me devez aucune explication. Nous sommes amis, ne l’oubliez pas. Mais je crois savoir ce qui s’est passé. Cette enquête doit être capitale pour vos Aînés. Nous ne sommes plus en présence d’un fantôme mais d’un mutant. Et cette créature retient ma femme prisonnière.

— J’aurais pu te le dire, intervint Mona.

Le fait qu’Aaron ne réponde pas était étonnant. Il fixait le vide, profondément troublé et incapable de se confier parce qu’il s’agissait des affaires de l’ordre. Il finit par regarder quand même Michael.

— Vous vous portez comme un charme. Le Dr Rhodes vous appelle son miraculé. Vous allez bien. Nous nous reverrons demain, tous les deux, si je ne suis pas accepté à la réunion avec Ryan.

— Et le dossier qu’ils vont m’envoyer ?

— Je l’ai vu. Nous coopérons. Mes propres rapports sont dedans. Vous verrez. Béatrice et Vivian m’attendent. Béatrice s’inquiète à votre sujet, Mona. Et puis, il y a le Dr Larkin. Il veut vous parler, Michael. Je lui ai demandé de patienter jusqu’à demain. Il m’attend.

— D’accord. Je vais lire le rapport. Mais ne laissez pas Larkin s’en aller.

— Oh, il n’y a aucun risque ! Il est heureux comme un pape, ici. Il fait la tournée des bons restaurants et a fait la bringue toute la nuit avec une femme chirurgien de Tulane. Il ne nous filera pas entre les doigts.

Mona resta immobile quand Michael suivit Aaron dans le hall. Il fut soudain conscient de sa présence, de son parfum, de ses cheveux roux brillant dans l’ombre, de son ruban de satin froissé, de toute sa personne et de ce qu’il y avait eu entre eux. Tout le monde allait quitter la maison et il se retrouverait seul avec elle.

Ryan et Pierce étaient en train de sortir de la maison. Les adieux étaient toujours interminables avec les Mayfair. Béatrice pleurait tout en assurant Ryan que tout irait bien. Randall était assis dans le salon, près de la cheminée et avait l’air d’un vieux crapaud avachi.

— Mes chéris, comment ça va ? demanda Béa en se précipitant vers Michael et Mona.

Aaron passa prés d’elle.

— Je vais très bien, dit Mona. Et maman ?

— On lui a administré un sédatif et elle est nourrie par perfusion. Elle va dormir toute la nuit. Ne t’inquiète pas pour elle. Ton père va bien aussi. Il tient compagnie à Evelyne l’Ancienne. Je crois que Cecilia est là-bas aussi. Anne-Marie est auprès de ta mère.

— C’est bien ce que je pensais, dit Mona.

— Qu’est-ce que tu veux faire, ma chérie ? Pourquoi ne viendrais-tu pas chez moi quelque temps ? Viens dormir à la maison, tu coucheras dans la chambre rose.

Mona secoua la tête.

— Je me sens très bien. Je ne vais pas tarder à rentrer à la maison, à pied.

— Et vous ! dit Béa à Michael. Regardez-moi ça ! Vos joues sont toutes colorées. Vous êtes un homme neuf.

— Oui, on dirait bien. Écoutez, il faut que je réfléchisse. On m’envoie le dossier sur Rowan.

— Oh, ne le lisez pas. C’est complètement déprimant.

Elle se retourna pour chercher Aaron, qui était adossé à un mur, à l’autre bout du hall.

— Aaron, empêchez-le de faire ça, dit-elle.

— Il faut qu’il le lise, ma chère, répondit Aaron. Je dois retourner à l’hôtel maintenant. Le Dr Larkin m’attend.

— Oh, vous et votre médecin !

Elle lui prit le bras et l’embrassa sur la joue en l’entraînant vers la sortie.

— Je vous attendrai, dit-elle encore.

Randall s’était levé pour partir. Deux jeunes Mayfair qui se trouvaient dans le salon sortirent dans le hall. Les adieux se prolongèrent : paroles d’affection, sanglots soudains, serments d’amour envers Gifford, cette pauvre Gifford qui était si belle, si gentille et si généreuse. Béa se retourna, se précipita pour étreindre Michael et Mona de ses deux bras, les embrassa puis s’arracha à eux et se dirigea vers la porte. Il y eut quelque chose d’intime dans sa façon de prendre le bras d’Aaron et de se laisser guider sur les marches du perron. Randall franchit la grille devant eux.

Tout le monde était parti. Sur le pas de la porte, Mona faisait des signes d’adieu. Elle se retourna pour regarder Michael puis claqua la porte derrière elle.

— Où est tante Viv ? demanda-t-il.

— Elle ne te sera d’aucun secours, dit Mona. Elle est partie à Métairie avec tante Bernadette pour tenir compagnie aux autres enfants de Gifford.

— Et Eugenia ?

— Me croirais-tu si je te disais que je l’ai empoisonnée ?

Elle passa devant lui et entra dans la bibliothèque. Il la suivit en préparant un beau discours raisonnable à son attention.

— Cela ne se reproduira plus, commença-t-il.

Mais elle ferma la porte dès qu’il fut dans la pièce et se jeta à son cou.

Il se mit à l’embrasser, glissa ses mains sur ses seins puis les passa sous la robe de coton.

— Non, c’est impossible, murmura-t-il. Je ne te laisserai pas faire.

En un instant, il fut submergé par la douceur de ses bras fermes, de son dos, de ses hanches. Elle était très excitée, plus que n’importe quelle femme à qui il avait fait l’amour. Il entendit un petit bruit. Tendant un bras, elle venait de tourner la clé dans la serrure.

— Console-moi, dit-elle. Ma chère tante vient de mourir. Je suis très malheureuse.

Elle recula d’un pas. Des larmes perlaient dans ses yeux. Elle renifla, prête à éclater en sanglots.

Elle déboutonna sa robe, la laissa tomber à ses pieds et sortit du cercle de tissu. Il aperçut son soutien-gorge en dentelle d’un blanc immaculé et sa tendre peau pâle au-dessus de son slip. Des larmes coulaient sans bruit de ses yeux. Elle se précipita sur lui, entoura son cou de ses bras, l’embrassa et glissa sa main entre ses jambes.

Tandis qu’ils se laissaient tomber sur le tapis, elle chuchota :

— Ne te fais pas de souci.

Il avait sommeil, trop de pensées se bousculaient dans sa tête. Il se mit à chantonner. Comment pourrait-il ne pas se faire de souci ? Impossible de fermer les yeux. Il chanta plus fort.

— C’est la valse de Violetta, dit-elle. Garde-moi dans tes bras, s’il te plaît.

On aurait dit qu’il dormait ou qu’il avait sombré dans une sorte d’état paisible, les doigts posés sur l’adorable nuque de Mona, les lèvres pressées sur son front.

La sonnerie de la porte d’entrée retentit et il entendit Eugenia traverser le hall, prenant tout son temps pour aller répondre et disant, comme d’habitude :

— Voilà, voilà ! J’arrive.

On livrait le rapport. Il voulait le voir tout de suite. Comment sortir sans qu’Eugenia ne voie l’enfant endormie sur le tapis ? Il n’avait pas fallu une demi-heure pour que le dossier soit livré. Il pensa à Rowan et eut tellement peur qu’il n’arrivait plus à réfléchir. Il avait pourtant une décision à prendre.

Il s’assit et essaya de rassembler ses forces, de secouer sa torpeur et de ne pas voir la jeune fille nue sur le sol, endormie, la tête blottie dans ses cheveux roux, le ventre aussi souple et parfait que ses seins, si attirant. Michael, tu es ignoble d’avoir fait ça.

La porte d’entrée se referma et Eugenia repassa en silence.

Michael se rhabilla et se coiffa en fixant le gramophone des yeux. Oui, c’était bien celui qu’il avait vu dans le salon, celui qui avait joué la valse fantôme pour lui. Et là, le disque noir sur lequel on avait gravé la valse des dizaines d’années plus tôt.

Il resta perplexe un long moment. Ma femme est peut-être vivante, peut-être morte. Il faut que je me persuade qu’elle est encore vivante, qu’elle est avec cette créature qui a sûrement besoin d’elle.

Mona se retourna. Son dos blanc, ses hanches fines de petite femme. Elle n’avait rien d’une adolescente, elle était résolument féminine.

Regarde ailleurs, mon garçon. Eugenia et Henri ne sont pas loin. Tu joues avec le feu.

Il ouvrit lentement la porte. Le grand hall était plongé dans le silence. Le salon aussi. L’enveloppe était sur la table de l’entrée, là où l’on déposait le courrier. Il aperçut le nom de Mayfair & Mayfair. Il sortit sur la pointe des pieds et prit l’enveloppe, craignant l’arrivée soudaine d’Eugenia ou d’Henri, puis se glissa dans la salle à manger. En s’asseyant au bout delà table pour lire le dossier, il pourrait intercepter quiconque s’approcherait de la porte de la bibliothèque.

Tôt ou tard, elle allait se réveiller et s’habiller. Que ferait-elle ? Il espérait qu’elle ne rentrerait pas chez elle, qu’elle ne le laisserait pas seul.

Espèce de lâche ! se dit-il. Rowan, comprendrais-tu tout cela ? Oui, elle le comprendrait. Elle connaissait les hommes mieux que n’importe quelle autre femme. Mieux que Mona.

Il alluma le lampadaire près de la cheminée, s’assit à la table et sortit la liasse de photocopies de l’enveloppe.

C’était bien ce qu’on lui avait raconté.

Les généticiens de New York et d’Europe avaient pris les choses avec une certaine ironie : « Ceci ressemble à une combinaison délibérée d’éléments génétiques provenant de plusieurs espèces de primates. »

Les témoignages de Donnelaith l’anéantirent : « La femme était malade. Elle passait la plupart de son temps dans sa chambre. Mais quand il sortait, elle l’accompagnait. Comme s’il insistait pour qu’elle aille avec lui. Elle avait l’air très, très malade. J’ai été à deux doigts de suggérer qu’elle voie un médecin. »

À Genève, un employé de l’hôtel avait décrit Rowan comme une femme très émaciée ne pesant pas plus de cinquante kilos. Michael était horrifié.

Il examina les photocopies des chèques falsifiés. L’écriture était vraiment vieillotte. Bénéficiaire : Oscar Aldrich Tamen. Pourquoi avoir choisi ce nom ? Michael regarda le verso du chèque et comprit : faux passeport.

C’était une piste à suivre. Puis il tomba sur une annotation de Mayfair & Mayfair : Oscar Aldrich avait été vu pour la dernière fois à New York le 13 février. Sa femme avait signalé sa disparition le 16. On ne l’avait pas retrouvé. Conclusion : passeport volé.

Il referma le dossier, posa ses coudes sur la table et enfouit son visage dans ses mains. Il essaya d’ignorer le petit tiraillement qui pinçait son cœur ou, du moins, de se rappeler que la douleur était vraiment infime, rien de plus qu’une légère piqûre, et qu’il l’avait déjà ressentie, pendant des années. Ce n’était rien.

— Rowan, dit-il tout haut, comme une sorte de prière.

Il repensa au jour de Noël, à la dernière vision qu’il avait d’elle : elle lui avait arraché sa chaîne et la médaille était tombée par terre.

Pourquoi m’as-tu abandonné ? Comment as-tu pu me faire ça ?

Puis il eut honte. Honte et peur. Il avait été content d’avoir appris que ce démon l’avait emmenée de force, que les enquêteurs estimaient qu’elle agissait contre son gré. Et content que cela ait été dit devant le fier Ryan Mayfair. Cela revenait à dire que sa femme ne l’avait pas cocufié avec le diable, qu’elle l’aimait.

Qu’allait-elle devenir ? Sa sécurité, son avenir, sa fortune étaient menacés. Le chagrin de Michael était immense. La fuite de sa femme ce jour-là, l’eau glacée de la piscine, les sorcières Mayfair dans son rêve, la chambre d’hôpital, son retour dans cette maison…

Il croisa les bras sur la table et, pleurant silencieusement, posa sa tête dessus.

Combien de temps était-il resté ainsi ? En tout cas, la porte de la bibliothèque ne s’était pas ouverte, Mona devait encore dormir et les domestiques savaient ce qu’il avait fait. Sinon, ils seraient en train de vaquer à leurs occupations autour de lui. Le jour était tombé. La maison attendait quelque chose.

Il releva la tête. Dehors, la lumière avait ce blanc étincelant des soirées de printemps. L’éclairage doré du lampadaire égayait un peu la vaste pièce et ses vieilles peintures.

Une petite voix chantante parvint à ses oreilles, fluette, distante. Petit à petit, il se rendit compte que c’était le chant de Violetta. Le gramophone. Sa nymphe était donc réveillée. Il devait se secouer et lui parler du péché qu’il avait commis.

Il se leva, traversa lentement la pièce sombre et arriva devant la bibliothèque. La musique était forte. C’était la valse de La Traviata qui exprimait la gaieté de Violetta, juste avant qu’elle ne commence à mourir. Une lumière douce passait sous la porte.

Mona était assise par terre, appuyée en arrière sur ses bras, nue, avec ses petits seins bien hauts. Ses mamelons étaient tout roses.

Il n’y avait pas de musique. L’avait-il imaginée ? Mona regardait le porche par la porte-fenêtre grande ouverte. Les volets, qu’il avait tenu à garder tout le temps fermés, étaient aussi ouverts. Il entendit un grand bruit dans la rue mais ce n’était qu’une voiture qui prenait son virage sur les chapeaux de roues.

Mona avait un air ébahi, les cheveux ébouriffés, le visage encore ensommeillé.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Quelqu’un est entré ?

— A essayé d’entrer, répondit-elle. Tu sens l’odeur ? demanda-t-elle en se tournant vers lui.

Sans attendre sa réponse, elle commença à s’habiller.

Michael s’approcha de la porte-fenêtre et ferma les volets verts. Le jardin semblait désert dans la pénombre. Le réverbère ressemblait à une lune nichée dans les branches de chêne. Michael ferma la porte et la verrouilla. Elle n’aurait pas dû être déverrouillée. Il était furieux.

— Tu sens ? demanda Mona une nouvelle fois.

Elle était habillée quand il se retourna. La pièce était presque sombre. Elle avança vers lui et lui tourna le dos pour qu’il noue sa ceinture de coton.

— Mais, bon Dieu, c’était qui ?

Le coton amidonné était agréable sous ses doigts. Il fit le nœud du mieux qu’il pouvait. Il était néophyte en la matière. Elle se tourna vers lui et regarda vers la porte-fenêtre.

— Tu as vu qui c’était ? demanda-t-il.

Elle s’approcha de la porte vitrée, regarda à travers les fentes des persiennes et secoua la tête.

Il eut envie de se ruer dehors pour fouiller le jardin et faire le tour du pâté de maisons à la recherche du premier rôdeur, de parcourir Chestnut Street et First Street jusqu’à ce qu’il trouve un suspect.

— Mon marteau, dit-il. J’en ai besoin.

— Ton marteau ?

— Je n’ai pas besoin d’arme à feu, mon ange. Mon marteau a toujours fait l’affaire.

Il se dirigea vers le placard de l’entrée.

— Michael, le type est parti depuis longtemps. Il l’était déjà quand je me suis réveillée. Je l’ai entendu courir. Je ne crois pas… Je ne sais pas s’il a vu qu’il y avait quelqu’un ici.

Il fit demi-tour. Un objet blanc brillait sur le tapis foncé. Son nœud. Il le ramassa. Elle le lui prit des mains et le fixa dans ses cheveux sans même se regarder dans une glace.

— Je dois y aller, dit-elle. Il faut que je voie ma mère. J’aurais dû le faire plus tôt. Elle doit être paniquée d’être à l’hôpital.

— Tu n’as vraiment rien vu ? répéta-t-il une troisième fois.

Il la suivit dans le hall.

— J’ai juste senti cette odeur. Je crois que c’est elle qui m’a réveillée et puis j’ai entendu le bruit à la porte-fenêtre.

Comme elle était calme !

Il ouvrit la porte d’entrée et sortit le premier. Quelqu’un pourrait être tapi dans l’ombre, derrière les chênes, de l’autre côté de la rue ou au milieu des palmes du jardin. Mon propre jardin.

— Je m’en vais, Michael. Je t’appellerai plus tard.

— Tu crois vraiment que je vais te laisser partir seule dans le noir ? Tu es folle ?

Elle s’arrêta en haut des marches. Elle allait protester mais un regard vers les ombres du jardin l’en empêcha. Elle observa en réfléchissant les branches et les ombres de Chestnut Street.

— J’ai une idée, dit-elle enfin. Tu me suis et s’il me saute dessus tu le tues avec ton marteau. Tu as pris ton marteau ?

— C’est complètement ridicule. Je vais te ramener en voiture.

Il la poussa à l’intérieur et ferma la porte.

Henri était dans la cuisine, sa place habituelle, en chemise blanche et bretelles. Il buvait du whisky dans une tasse de porcelaine pour que personne ne s’en aperçoive. Il posa son journal sur la table et se mit debout. Oui, il voulait bien ramener l’enfant chez elle. À l’hôpital ? Mais certainement. Comme MlleMona le souhaitait. Il attrapa son manteau, qu’il posait toujours sur le dossier de sa chaise.

Michael les accompagna jusqu’au garage, toujours inquiet de ce que l’obscurité pouvait cacher, et les regarda monter dans la voiture. Mona lui fit un signe de la main. En la voyant partir, il eut honte de ne pas l’avoir embrassée.

Il rentra dans la maison et ferma la porte de la cuisine derrière lui.

Il ouvrit le placard du hall d’entrée, sous l’escalier, et trouva sa boîte à outils. La maison était si grande qu’il avait une boîte à outils à chaque étage. Dans celle-ci, il y avait ses vieux outils préférés, avec son marteau à pied-de-biche, au manche à moitié mâchouillé, qu’il avait apporté de San Francisco.

Il eut soudain une curieuse impression. Serrant fort son marteau, il alla regarder une nouvelle fois par la porte-fenêtre de la bibliothèque. Le marteau avait appartenu à son père. Il avait emporté tous les outils de son père à San Francisco lorsqu’il était enfant. C’était bon d’avoir ces objets familiers au milieu de tous ceux appartenant à la famille Mayfair. Il leva le marteau. Quel plaisir ce serait de taper sur le crâne du cambrioleur. Comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de problèmes ici ! Il ne manquait plus qu’une saloperie de voleur !

À moins que…

Il alluma une lampe et examina le petit gramophone. Couvert de poussière. Personne ne l’avait touché. Lui-même hésitait à le faire. Il s’agenouilla et posa ses doigts sur le plateau en feutre. Les disques de La Traviata étaient dans leur épaisse pochette défraîchie. La manivelle était à côté de l’appareil. Qui donc avait bien pu le mettre en marche par deux fois alors qu’il était complètement recouvert de poussière ?

Il y eut un bruit quelque part dans la maison. Une sorte de craquement, comme si quelqu’un marchait. Eugenia, peut-être. Ou alors…

— Bon sang ! Ce salaud est encore ici ?

Il décida d’inspecter la maison pièce par pièce. D’abord le rez-de-chaussée. L’oreille aux aguets, il examina les petites lumières des boîtiers de contrôle du système d’alarme. Si quelqu’un bougeait là-haut, il le saurait tout de suite. Mais aucun signe. Il monta au premier étage puis au second, ouvrant les portes des placards et des salles de bains où il n’avait pas pénétré depuis si longtemps. Il entra même dans la grande chambre du devant. Le lit était fait et un vase de roses jaunes était posé sur le manteau de la cheminée.

Tout semblait en ordre. Eugenia n’était pas là. Par une fenêtre latérale, il regarda vers la maison d’hôtes au fond du jardin. Toutes les lumières étaient allumées. C’était Eugenia. Elle faisait toujours ça. Henri et elle se relayaient pour habiter là-bas. Dans la cuisine, la radio était en marche. À la télévision, on donnait un épisode d’« Arabesque ».

Les arbres sombres se balançaient dans le vent. Il promena son regard sur la pelouse, la piscine, l’allée pavée. Seules les branches des arbres bougeaient, donnant l’impression trompeuse que les lumières de la maison clignotaient.

Le troisième étage. Il fallait inspecter le moindre recoin. Tout était calme et noir. Le petit palier était désert. La porte de la pièce qui servait de rangement était grande ouverte. Les étagères étaient vides et propres. On aurait dit qu’elles attendaient d’être remplies. Il se retourna et ouvrit la porte de l’ancienne chambre de Julien, dont il avait fait son bureau.

Il vit en premier les deux fenêtres d’en face. Celle de droite, sous laquelle Julien était mort dans son lit étroit, et celle de gauche, par laquelle Antha avait cherché à fuir mais avait trouvé la mort en tombant. Les fenêtres ressemblaient à deux yeux.

La douce lumière du soir éclairait le plancher nu et la table à dessin. Illusion d’optique : le plancher n’était pas nu. Il était recouvert d’un tapis élimé et, là où aurait dû se trouver sa table à dessin, il y avait le lit de cuivre qu’on avait pourtant enlevé de la pièce depuis longtemps.

Il tendit la main vers l’interrupteur.

— S’il vous plaît, n’allumez pas.

La voix était douce. Elle avait un accent français.

— Qui est là ? demanda Michael.

— C’est Julien. Je vous en prie. Ce n’est pas moi qui suis entré par la porte de la bibliothèque. Entrez, j’ai à vous parler.

Michael referma la porte derrière lui. Son visage ruisselait de sueur. Il serrait fort le manche du marteau. Mais il savait que c’était la voix de Julien. Il l’avait déjà entendue, là-haut, au-dessus de la mer, dans un autre monde. C’était la même voix douce au débit rapide qui lui avait exposé sa mission en ajoutant qu’il pouvait la refuser.

Michael eut le sentiment qu’un voile allait se lever, qu’il allait voir une nouvelle fois le Pacifique déchaîné, son corps balancé par la houle et qu’enfin sa mémoire lui reviendrait. Mais rien de tout cela ne se produisit. C’était bien plus effrayant et exaltant. Il aperçut une silhouette sombre près de la cheminée, un bras posé sur le manteau, de longues jambes minces. Des cheveux souples, tout blancs dans la lumière venant de la fenêtre.

— Michael, je suis si fatigué. Tout cela est très dur pour moi.

— Julien ! Est-ce qu’ils ont brûlé le livre ? L’histoire de votre vie.

— Oui, mon fils. Ma tendre Mary Beth a brûlé jusqu’à la dernière page. Tout ce que j’avais écrit…

Sa voix était triste. Il haussa légèrement les sourcils.

— Venez, approchez-vous, dit-il encore. Prenez cette chaise. Il faut que vous m’écoutiez.

Michael obéit et prit la chaise de cuir, celle qu’il savait réelle parmi tous ces objets étrangers et poussiéreux. Il toucha le lit. Solide. Il entendit même les ressorts craquer. Il toucha l’édredon de soie. Réel, lui aussi. Il était sidéré et émerveillé.

Sur le manteau de la cheminée se trouvaient deux chandeliers en argent. La silhouette se retourna, fit craquer une allumette et mit le feu aux mèches. Ses épaules étaient étroites mais très droites.

Lorsque Julien se retourna vers Michael, une chaude lumière jaune luisait derrière lui. Ses yeux bleus étaient plutôt gais et son visage presque ravi.

— Oui, mon garçon. Regardez-moi bien et écoutez-moi. Vous devez agir maintenant. J’ai beaucoup à vous dire. Ah ! vous entendez ? Ma voix se fait plus forte.

C’était une voix magnifique dont Michael ne perdait pas une syllabe. Il avait toujours aimé les belles voix. Celle-ci lui rappelait les voix travaillées des anciennes vedettes de cinéma qu’il aimait tant, ces acteurs qui faisaient tout un art d’une phrase simple.

— J’ignore de combien de temps je dispose, dit le fantôme. Je ne sais pas où j’étais pendant que j’attendais cet instant.

— Je suis là. Je vous écoute. Quoi qu’il arrive, ne partez surtout pas.

— Si vous saviez comme j’ai eu du mal à venir. J’ai essayé tant et tant de fois mais votre esprit m’en empêchait.

— J’ai peur des fantômes. C’est mon côté irlandais. Vous le saviez.

Julien sourit et s’adossa à la cheminée en croisant les bras. Les petites flammes des bougies vacillèrent. Il avait l’air tout à fait réel avec son pantalon large, ses chaussures à boutons parfaitement cirées. Il sourit et son visage ridé, ses cheveux blancs bouclés et ses yeux bleus parurent encore plus vivants.

— Je vais tout vous expliquer, dit-il, à la façon d’un maître d’école. Ne me condamnez pas. Prenez ce que j’ai à donner.

Michael fut envahi d’un mélange de confiance et d’excitation. Celui qu’il avait tant redouté, celui qui l’avait hanté, était maintenant là, avec lui, et était son ami. En fait, Julien n’avait jamais été la personne à craindre.

— Vous êtes l’archange, Michael. Vous êtes celui qui a encore une chance.

— Alors, la lutte n’est pas terminée ?

— Non, mon fils, pas du tout.

Il eut soudain l’air distrait et très triste. Michael eut peur qu’il ne s’efface. Mais, au contraire, il se renforça. Ses couleurs devinrent plus vives lorsqu’il fit un geste vers un coin de la pièce et sourit.

La boîte en bois du gramophone était posée sur une table au pied du lit de cuivre.

— Qu’est-ce qui est réel dans cette pièce ? demanda Michael. Et qu’est-ce qu’un fantôme ?

— Mon Dieu, si seulement je le savais ! Je n’ai jamais su.

Le sourire de Julien s’élargit. Il s’adossa à nouveau contre la cheminée et parcourut d’un regard distrait les murs de la chambre.

— Que ne donnerais-je pas pour une cigarette et un verre de vin ! murmura-t-il. Michael, lorsque vous ne me verrez plus, lorsque nous nous quitterons, mettez le disque de la valse pour moi. Je l’ai fait pour vous. Écoutez-le tous les jours.

— Je le ferai, Julien.

— Maintenant, écoutez-moi attentivement…

 

L'heure des Sorcières
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